Marc DENOZI - Médecine Traditionnelle Chinoise et Psychothérapie
Acupuncture sans aiguille et Psychologie analytique Jungienne
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Les Archétypes : foyers énergétiques
Jung, au contraire de Freud, voit dans la spiritualité une authentique structure de l’humain, susceptible des plus belles réalisations comme des plus sombres pathologies. Cette structure est composée de foyers énergétiques qu’il nomme les archétypes. C’est l’ensemble des archétypes qui façonne le champ des pulsions et leur donne sens et orientation, notamment à partir de certaines représentations chargées d’une forte émotion, voire d’un sentiment de sacré. Les images archétypiques nous parviennent classiquement par les mythes et les traditions culturelles et religieuses propres à chaque culture. Pensons, par exemple, au Panthéon grec gouverné par Zeus et à ses douze grands dieux qui régissent chacun une facette de la psyché, de l’amour à la mort en passant par la ruse stratégique et le combat. Ces images archétypiques apparaissent également dans l’expérience individuelle, notamment dans les rêves. Le songe d’un écrivain en panne d’inspiration, intitulé « la colère d’Ishtar » me servira d’appui pour illustrer le jeu des archétypes en nous, source de fatalité ou d’éveil. Mots clés : Sexualité, spiritualité, religion, pulsion, archétype, image archétypique, Anima/Animus
PSYCHOLOGIE ET TRAVAIL DES RÊVESENERGÉTIQUE TRADITIONNELLE CHINOISE
Marc François DENOZI
7/26/202420 min read
Introduction
L’œuvre de Jung dans ses aspects philosophiques est avant tout tirée de son expérience intérieure et de celle de ses patients. C’est ce qui m’a passionnée dans son approche, à notre époque où la philosophie est si souvent coupée de la vie. A la trentaine, j’ai moi-même quitté la Sorbonne pour devenir analyste, lassée de côtoyer des penseurs dont les idées n’étaient manifestement pas irriguées par le champ de l’expérience. Des penseurs pour qui la philosophie avait cessé d’être un chemin privilégié vers le sens et une voie occidentale vers la sagesse.
Jung aurait pu rester le psychiatre brillant et fêté qu’il avait été jusqu’à la quarantaine, dans la première décennie du XXe siècle, élu par Freud comme son « dauphin ». Mais il va bientôt quitter l’aile tutélaire de Freud qui refuse de considérer le champ de la spiritualité et de la vie symbolique comme un terrain de recherche à part entière. Il va payer sa défection d’une sévère dépression de plusieurs années pendant lesquelles l’inconscient déferle en lui sous la forme d’images et de phantasmes impressionnants, d’allure mythologique, qu’il s’attache à peindre et à interpréter au plus près dans une autoanalyse qu’il consigne dans son Livre rouge (Jung 2011). Dans ces années qui précèdent la première guerre mondiale naît la théorie des archétypes qui va constituer le socle de ses principaux ouvrages à partir de la soixantaine, jusqu’à sa mort en 1961, à quatre-vingt-six ans.
Cependant, s’il n’avait pu sacrifier cette voie droite et dorée du succès qui lui était promise de par son intelligence déjà exceptionnelle et son caractère ambitieux, s’il n’avait eu le courage d’aller se confronter religieusement avec ces figures de l’âme qui bouillonnaient et le bouleversaient depuis les abysses de l’inconscient profond, se soumettant avec humilité à une véritable défaite de l’ego, alors, me semble-t-il, la porte qui devait ouvrir sur ses œuvres majeures serait restée invisible et murée dans la terre opaque. Sans la recherche obstinée du mariage intérieur entre conscient et inconscient, la tension créatrice se serait alors peut-être dissoute, évaporée, évanouie en fumée. De l’étroitesse de ce chemin de crête et de son exigence, Jung a eu très tôt une conscience aiguë, acquise justement au cours de sa dépression et des expériences numineuses, choquantes, qu’il y avait faites.
Dans de très nombreuses lettres, Jung traite du phénomène religieux et de sa propre expérience, du fait qu’il ne croit pas en Dieu mais qu’il sait. La plus émouvante, je crois, est celle qu’il écrit au Dr Bernhard Baur-Celio en janvier 1934. Il a alors cinquante-neuf ans. Baur-Celio lui avait demandé s’il disposait d’un savoir « secret » plus profond que les connaissances publiées dans ses œuvres.
Jung lui répond ceci :
J’ai fait des expériences qui sont pour ainsi dire « inexprimables », « secrètes » parce qu’on ne peut jamais les dire exactement et parce que personne ne peut les comprendre […] « dangereuses » dans la mesure où 99 % des gens me jugeraient fou si j’allais raconter des choses pareilles, « catastrophiques » dans la mesure où l’idée a priori provoquée par la confidence interdirait aux autres l’accès à un secret à la fois vivant et merveilleux, « tabouisées », parce qu’il s’agit d’un domaine numineux (aduton) protégé par la crainte de Dieu (deisidaimonia) qui l’environne […]. Qui pourrait parler de credo sous le coup d’une telle expérience […] sachant combien la foi est superflue quand on fait mieux que savoir, quand l’expérience vous a même cloué au mur. Je ne voudrais pousser personne à la foi pour n’empêcher personne de vivre une telle expérience. Il m’a fallu tout ce que je possède de santé morale et physique pour résister à ce qu’on appelle « la paix » ; aussi ne voudrais-je pas célébrer mes expériences. Mais il est une chose que je voudrais vous dire : ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et l’intemporelle voie initiatique […] rien ne disparaît définitivement, c’est l’effrayante découverte de tous ceux qui ont ouvert cette porte […] Ce n’est pas mon simple credo mais l’expérience la plus importante et la plus décisive de ma vie : cette porte, une porte latérale toute banale, ouvre sur un étroit sentier, d’abord anodin et facile à embrasser du regard – étroit et à peine marqué – parce que bien peu seulement l’ont suivi – mais qui mène au secret de la métamorphose et du renouveau […]. Vous comprendrez maintenant pourquoi je préfère parler de savoir (scio) et non de croire (credo). (Jung 1992 : 191)
Ce savoir débouchera, lors de Réponse à Job en 1952, sur une nouvelle confrontation intérieure avec le Dieu-Père Yahwéen, alors qu’à l’extérieur, la fin de la Seconde Guerre mondiale commence à livrer son message terrifiant : comment des peuples observant une religion toute de lumière immatérielle et d’amour ont pu, saisis par la face obscure de la féminité dédaignée, ravager à la fois l’Occident et l’Orient à l’échelle planétaire et massacrer jusqu’au génocide plusieurs sociétés humaines.
C’est l’image de Sophia, la Mère-amante divine, qui viendra remplir, dans l’inspiration visionnaire de Jung, la faille de son questionnement anxieux : pourquoi le mal, pourquoi ce mal ? Y a-t-il une voie créatrice de sens dans tout ce sang et ce chaos ? C’est la figure éclatante de la femme soleil de l’Apocalypse qui se présente à ce Job contemporain : de la lumière encore, mais reliée cette fois non pas seulement au ciel-père mais aussi à la terre et au féminin. A l’éros, à l’esprit du féminin.
Cette conjonction d’opposés, nouvelle mesure entre les opposés, cette image numineuse, c’est-à-dire sacrée, on la trouve constellée aujourd’hui dans l’inconscient d’un nombre croissant d’hommes et de femmes en analyse. Profondément thérapeutique à un niveau individuel, cette nouvelle forme de l’image divine le sera peut-être en ce qui concerne les désarrois actuels de notre conscience occidentale attaquée par les fanatiques de l’Islam.
La colère d’Ishtar
Je voudrais maintenant insister sur deux points qui vont nous ramener à deux aspects essentiels de la théorie de Jung concernant le religieux. Le premier touche à la différence entre l’image ou le phénomène archétypique et l’archétype en soi. Le second à la question du transfert.
Tandis que je réfléchissais à ce texte et à la question du féminin archétypique qui va nourrir une grande partie de son œuvre, un homme m’apporte un rêve qui l’a, me dit-il, d’autant plus effrayé qu’il n’y comprend absolument rien. Cet homme de cinquante ans, Constantin, est écrivain. Il a passé son enfance sur la rive orientale de la Méditerranée. Il tournait en rond dans le roman qu’il venait de commencer à écrire, il s’angoissait devant l’échéance de son contrat éditorial qui se rapprochait. Est-ce que l’analyse de ses rêves pouvait y faire quelque chose ?
Nous passons quelques séances à repérer les points forts, ou douloureux, de son histoire puis surgit ce songe tout à fait différent des images oniriques dont il s’était souvenu jusque-là. Il s’agit maintenant d’une atmosphère archaïque et numineuse dont l’intensité l’a secoué viscéralement, l’a véritablement saisi aux tripes :
C’est un dédale sous terre. Des monuments, des colonnes brisées, des vestiges qui évoquent Babylone.
Un mot qui revient : Ishtar. Une statue couleur turquoise est couchée sur le sol. Elle s’anime.
Je fais partie d’un groupe d’hommes, d’une expédition du genre Indiana Jones que jusque-là je trouve excitante et amusante. Mais maintenant je ne cesse de répéter à mes compagnons qu’il ne faut à aucun prix réveiller la déesse. Je la connais. Elle va être furieuse et nous anéantir.
J’insiste sur l’idée de blasphème. Le lieu est en tout cas hostile.
J’aperçois sur une table des instruments de musique, des partitions, il faut dire que mon prochain livre raconte l’histoire d’une dynastie de musiciens. Mes compagnons disparaissent. Je fais semblant de dormir. Ensuite je suis dans ma ville natale. Je croise un homme au visage calciné.
Je me dis que c’est sûrement Ishtar qui en est responsable.
Je suis au pied d’un petit immeuble avec ma femme et mon fils. Tout à coup, il disparaît. On me dit qu’il est dans l’immeuble. Je suis terrorisé car je sais qu’Ishtar s’y trouve aussi. Je monte. J’arrive au troisième et dernier étage. Trois portes ; l’une d’elles s’ouvre et apparaît quelqu’un que j’identifie comme étant « Ishtar ».
C’est une silhouette sans âge. On la dirait androgyne. Elle a le visage entièrement peint, recouvert de céruse. Je me sens absolument terrifié. Je n’ose croiser son regard. Je redescends lentement les marches en essayant de ne pas montrer ma terreur.
Et Constantin de me dire, l’air tout à fait médusé : « mais qu’est-ce que c’est Ishtar ? Et qu’est-ce que je lui ai fait ? C’est fou ce rêve, ça ne veut rien dire. Je n’ai pas pensé aux déesses sumériennes ou babyloniennes depuis l’école ! » Après quelques instants, il apparaît qu’il s’est quand même posé la question, car il me dit qu’il croit qu’Ishtar doit être la déesse de la fécondité, de la fertilité. Constantin est justement en quête de fertilité, de l’inspiration nécessaire pour poursuivre son livre et le sujet du livre lui-même est ici symbolisé par les partitions et les instruments de musique.
Dans mon for intérieur, je suis bien sûr frappée du fait que cet homme qui n’éprouve pas d’intérêt particulier pour la mythologie rêve d’une déesse dans cette atmosphère de puissance barbare bien étrangère au catholicisme de son enfance, frappée par l’image de cette Babylone aux colonnes abattues, aux temples désertés que plus personne n’honore, cité sacrée que fouille sans vergogne cette bande de joyeux drilles amateurs de sensations.
« Comme dans le film ‘A la recherche de l’Arche perdue’, me dit Constantin, « ou Indiana Jones ». Le héros c’est un type dans le genre de Harrison Ford ou Michael Douglas. Avec ses compagnons, il cherche un trésor ou un diamant magique à travers tout un tas d’épreuves, de fosses aux serpents, etc... Mais, en fait, il ne se rend pas compte de là où il est. Ce n’est pas sérieux, il s’amuse. Il traverse tout ça en s’amusant.
Je suis aussi frappée que la déesse lui apparaisse androgyne. Car c’est justement la particularité des êtres divins et créateurs que d’inclure les deux sexes. L’androgynat symbolise la superpuissance des êtres primordiaux sculpteurs des mondes et des premiers êtres animés.
Parmi tous les détails – tous signifiants – du rêve, je me dis que cette énergie du féminin capable de calciner le visage d’un homme et d’enlever l’enfant symbolique, l’inspiration, du rêveur, il faut trouver un pont vers elle, comprendre ce qu’elle demande, où réside le blasphème, afin que l’équilibre se rétablisse et la créativité aussi. Je me dis aussi que ce rêve dépasse peut-être la problématique personnelle de Constantin. Il s’inscrit dans le Zeitgeist, dans l’esprit du temps qui, à travers mille canaux invisibles, modèle le devenir de la collectivité à partir du cheminement de certains êtres plus sensibles et doués. Il n’y a pas qu’en Constantin que la déesse se sent ignorée, méprisée. « Il ne faut pas réveiller la déesse », répète Constantin à ses compagnons. « Je la connais, elle va être furieuse et nous anéantir ».
Au-delà de lui-même, cette phrase pose bien le problème d’une culture qui ne veut pas reconnaître ce dont elle souffre : reconnaître l’oubli dangereux de cette réalité de l’âme, tout faire pour la laisser dormir. Mais dans le rêve, Constantin n’y peut rien. C’est l’heure du réveil d’Ishtar, l’heure prévue pour lui de comprendre ce qu’elle lui veut.
En Assyrie, à Sumer et Babylone, Ishtar n’est pas seulement une déesse de la fertilité et de la croissance comme Déméter chez les Grecs, par exemple. Avant tout, c’est la déesse de l’amour. Elle est l’amante, la sœur, l’épouse de plusieurs dieux. Amoureuse ardente, patronne des courtisanes, elle est au ciel Vénus, la plus brillante des planètes. Visible le soir, elle est Ishtar d’Ourouk dispensatrice des voluptés nocturnes ; visible le matin, elle est Ishtar d’Akkad qui préside aux œuvres de guerre.
Elle est donc aussi la déesse de la guerre et des exploits héroïques. Fille du dieu-lune Sin, elle est « l’éblouissante Ishtar, la resplendissante, lionne terrible au combat », dit le poème sumérien, « feu céleste, tu tiens les rênes des rois et provoques la ruine des arrogants ».
C’est donc une déesse-soleil qui embrasse beaucoup d’opposés dans sa totalité paradoxale. Elle s’enflamme de colère aussi bien que d’amour. Aussi ai-je trouvé que son apparition dans la psyché de Constantin avait une portée qui dépassait largement sa propre problématique et qui pointait très exactement ce que Jung a tant de fois répété des dangers du refoulement du féminin sacré dans la culture occidentale contemporaine.
Constantin fait donc ce rêve archétypique, collectif, culturel dans le langage de son inconscient personnel. Il n’a jamais pensé aux mythes assyriens depuis l’école, me dit-il. Mais le berceau de sa famille est tout proche de la Mésopotamie et sa personnalité m’apparaît tout imprégnée de la finesse et de la subtilité du Moyen-Orient. D’autre part, je lui montrerai pendant que nous parlons de son rêve le livre de poèmes babyloniens que je relis et que je cite en introduction à la conférence que je préparais sur ce sujet. C’est un gros livre sur les religions du Proche-Orient dans lequel sont rassemblés tous les fragments recueillis à ce jour des hymnes consacrés à Ishtar, au dieu-lune Sin, ainsi que l’épopée de Gilgamesh et d’autres textes sacrés. Constantin rêve donc aussi dans le langage de mon inconscient et dans les images de l’énergie créatrice dans laquelle je m’immerge pour plonger vers mon sujet, la spiritualité et le féminin.
Jung aimait à dire que la psyché est en nous, certes, mais aussi tout autour de nous et qu’elle manifeste ses effets dans des expériences de non-dualité, de correspondance entre l’intérieur et l’extérieur. En tout cas, lorsqu’un archétype est constellé. Ainsi, disait-il, lorsque l’archétype est activé en quelqu’un, on va constater qu’il se produit des rêves en lui, mais aussi autour de lui. Son entourage, lui aussi, se met à rêver de ce qui l’occupe plus ou moins consciemment.
On peut aussi, bien sûr, rêver en résonance avec son analyste avec lequel on trempe dans le bain alchimique du transfert.
Ainsi, d’un point de vue causal, vertical, peut-on dire que Constantin rêve du féminin archétypique sous cette forme d’Ishtar à Babylone parce qu’il est issu, il est le fils de cette terre orientale, génétiquement et culturellement. Son inconscient nous parle donc dans le langage des mythes et des légendes de cette aire géographique particulière, en remontant jusqu’à la civilisation qui a précédé les monothéismes égyptiens puis juifs.
En revanche, d’un point de vue acausal, horizontal, on peut aussi dire que Constantin et moi sommes « branchés », comme disent les adolescents. Nous sommes branchés par notre relation de transfert et de contre-transfert sur une source énergétique commune qui nous informe tous deux dans un langage symbolique qui va de sens pour l’un comme pour l’autre.
Cerise sur le gâteau, quelques mois plus tard, Constantin m’apporte l’un de ses livres qui vient de paraître. Il y parle longuement d’une déesse-mère cycladique dont une de mes analysantes grecque m’a offert une reproduction en terminant son analyse. Je me lève, vais chercher dans une pièce à côté qu’il ne connaît pas la statuette et lui dit malicieusement : « La voilà votre déesse ! ». Pour le coup, Constantin, qui par formation intellectuelle est très soucieux de garder les deux pieds bien ancrés dans la raison, est complètement ébahi et nous éclatons de rire ensemble devant ce synchronisme si frappant qu’il fera fondre enfin ses réticences quelque peu défensives. De fait, dans les mois et les années qui ont suivi ce rêve d’Ishtar et la période de nos entretiens, l’œuvre de Constantin s’est constamment approfondie et a trouvé une inspiration de plus en plus émouvante. Une inspiration récompensée par une renommée internationale.
Cette source énergétique donc, c’est l’archétype, inconnaissable en soi. Intemporel, a-spatial, irreprésentable, innommable, au-delà de toute qualité, c’est le noumène de la théorie kantienne. Le Dieu qui n’est pas de Maître Eckhart et de la théologie négative – qui n’est pas au sens ou l’infini déborde de toute part les qualificatifs du langage – et que l’on ne connaît que par ses images, ses représentations et les affects numineux qui s’y rattachent, ou encore dans la perception de la vacuité que confèrent certaines expériences du Soi.
Ishtar, c’est l’image archétypique, une facette, une petite part de cette « face féminine de Dieu », comme dit Michel Cazenave. (Cazenave 1998) C’est le phénomène pour Kant, c’est-à-dire ce qui peut apparaître à une certaine conscience donnée dans le temps et l’espace d’une culture singulière.
Cette distinction entre le noumène et le phénomène chez Kant va être capitale pendant longtemps dans la théorie de Jung. En effet, pense-t-il, si toutes les expériences et les représentations religieuses sont entendues comme des images, des phénomènes archétypiques et non pas comme l’expérience de Dieu-en-soi, de l’archétype-en-soi, alors il n’y a plus de polémiques, de guerres de religion ou d’intégrismes possibles. Les dix mille noms par lesquels l’homme nomme son expérience du sacré sont tous respectables et même le psychotique en proie à un délire mystique peut, dans certains cas, être compris et apaisé.
À ce sujet, Jung écrit en juin 1957 au Docteur Bernard Lang une belle lettre à ce sujet :
Comment pourrais-je m’entendre avec les autres si je les abordais avec la prétention à l’absolu qui est celle des croyants ? Je suis certes assuré de mon expérience subjective, mais je dois m’imposer en l’interprétant toutes les limitations imaginables […]. Croire que je suis ou que quiconque d’autre est en possession d’une vérité absolue, ou que je suis le porteur d’une grâce particulière, pourvu d’un organe de plus que les autres, voilà qui m’inspire une profonde horreur. Je considère cette inconvenance comme un défaut psychologique, en l’occurrence une inflation larvée […]. Tout ce que je viens de vous écrire là c’est la théorie kantienne de la connaissance, formulée dans le langage psychologique de la vie quotidienne et j’espère qu’ainsi vous m’entendrez ». (Jung 1995 : 208-213)
Mais si Jung s’appuie à cette époque sur Kant pour expliquer que l’expérience religieuse, à son avis, est l’expérience d’une image de dieu et non de Dieu en soi, cela n’implique pas, comme on le croit parfois, de rupture radicale, essentielle, entre le noyau de l’être et sa manifestation, entre l’archétype et l’image archétypique, entre dieu et homme, et donc entre la métaphysique, domaine de l’esprit, et la psychologie, domaine de l’âme. Car, dans cette perspective, si le phénomène voile le noumène, il en est aussi le dévoilement, l’incarnation, selon la qualité de la conscience (Aurigemma 1992 : chapitre VI) et son degré d’évolution.
Pour prendre un exemple familier, un paranoïaque, un hystérique, un intellectuel ou un artiste vivent et ne vivent pas dans le même univers. Ils ne le perçoivent pas, ils ne l’interprètent pas de la même façon. La journée d’un hystérique est littéralement bourrée d’événements spectaculaires, catastrophiques ou délicieux. Celle du paranoïaque est digne d’un roman noir. Il a échappé de justesse à quelque complot, tout pourrait aller bien. Il faisait beau aujourd’hui mais il sait bien qu’on lui en veut et ça lui mine le moral. L’intellectuel a passé une journée charmante à réfléchir, en marchant seul dans la rue, à la biographie d’Einstein qu’il vient de terminer. Mais il s’est enrhumé car il avait oublié son manteau dans un café. L’artiste, quant à lui, est amoureux, une fois de plus. Il a goûté cette journée ensoleillée et a longuement regardé danser les feuilles des peupliers le long de la Seine en pensant à sa belle.
À chaque structure psychique son univers. À chaque structure psychique son image de dieu pourrait-on dire.
Bien sûr, le dieu du paranoïaque est un dieu sombre, un Père terrible et sans appel. Le dieu de l’hystérique n’est jamais là pour lui de façon constante. C’est une passion à rebondissements, tissée d’élans et de désillusions. Tous deux sont encore dans le plan de la « participation mystique », de la projection, et leur centre psychique est généralement fixé sur quelque valeur externe : un dogme, une idéologie, un proche, un bien matériel ou le manque de ce bien.
Jung, dans son « Essai d’interprétation psychologique du dogme de la Trinité » de 1950 (Jung 1991) va ajouter à son modèle kantien un aspect qui permet de comprendre la conscience comme ce qui va permettre de dévoiler à l’infini le dieu caché, la déité à travers l’expérience et la compréhension des images de dieu successives selon les temps et les lieux de leurs manifestations. Par exemple, en Occident, Isis et Osiris dans l’Égypte préchrétienne, le panthéon grec, la Grande Déesse Mère dans le bassin méditerranéen, la figure de Yahvé ou encore les trinités hindoues, égyptiennes et chrétiennes.
L’apport psychologique du symbole de la Trinité dans la religion chrétienne, dit Jung, c’est qu’il nous permet de penser et de vivre la relation entre l’homme et Dieu, ou entre le Moi et le Soi, dans un rapport d’homoousie, de même nature, et non pas seulement d’homoiousie, c’est-à-dire de simple analogie de nature. (Jung 1991: 235) Jung reprend là un très ancien débat des églises chrétiennes qui ont fini par promulguer le dogme selon lequel le Père, le Fils et le Saint Esprit sont trois personnes distinctes et pourtant manifestent chacune pleinement la divinité. Elles manifestent la même essence, la même substance, la même réalité, la même ousia selon le terme grec.
En 325, le concile de Nicée déclare donc : « Nous croyons en un seul Dieu, en un Père tout-puissant, créateur de toutes les choses visibles et invisibles. Et en un seul Seigneur, Jésus-Christ, fils de Dieu, né du Père et unique, Dieu véritable, né du Dieu véritable qui n’a pas été créé, de même nature, homoousios, que le Père. Et nous croyons au Saint-Esprit ».
En 1215, le symbole de la Trinité atteint sa formulation définitive. Le synode de Latran ajoutera à ce credo : « Père, Fils et Saint-Esprit ; trois personnes mais un seul être. Personne n’a engendré le Père, mais le Fils a été uniquement engendré par le Père et le Saint-Esprit a été engendré par tous les deux de la même manière ».
Jung commente : « L’homoousie qui a nécessité bien des luttes pour être universellement reconnue, est absolument indispensable sur le plan psychologique car, avec la Trinité considérée comme un symbole psychologique, elle constitue un processus de transformation d’une seule et même substance, autrement dit de la psyché dans sa totalité. L’identité de nature fait que le Christ, symbole du Soi, et le Saint-Esprit, existence effective du Soi lorsqu’il descend dans l’homme, procèdent tous les deux de la nature, ousia, du Père. Autrement dit, le Soi se caractérise par une identité de nature avec le Père. Cette formule corrobore nos constatations psychologiques, à savoir que les symboles du Soi ne peuvent être différenciés empiriquement de l’image de Dieu ».
Et c’est ce point qui intéresse Jung tout particulièrement, bien sûr, puisque le Soi est l’empreinte individuelle, constatable dans la personnalité, de l’image de dieu, ou des dieux qui personnifient le Soi collectif, Osiris ou Déméter, Isis ou Hermès, à un moment particulier d’une civilisation. Correspondant donc au symbole du Christ, par exemple, pour les deux mille ans de l’ère chrétienne. D’où une identité d’être potentielle entre divinité et humanité – ce que l’Extrême-Orient postule depuis toujours à sa façon dans sa doctrine de la non-dualité de la conscience, la même en tout être et partout dès lors qu’elle est éveillée à travers le prisme individuel de chacun.
Il ajoute : « En accueillant en lui le Saint-Esprit, le Soi de l’homme entre en contact homologique avec la divinité. Comme le montre l’histoire des religions, cette déduction met en grand danger la stabilité de l’Église et c’est là la raison essentielle pour laquelle celle-ci n’a pas persévéré ni continué de développer le dogme du Saint-Esprit. « Si on l’avait développé davantage, on aurait abouti soit à des schismes destructeurs, soit directement à la psychologie » conclut Jung, en raison bien sûr du caractère hautement individuel de ces expériences. C’est-à-dire, en clair, qu’on aurait abouti à des techniques d’éveil de la conscience comparables aux méthodes que l’Inde, la Chine, le Japon etc., enseignent depuis des millénaires, mais adaptées aux particularités de la psyché occidentale. D’ailleurs dans les Évangiles, c’est exactement le message du récit de la Pentecôte : les apôtres, emplis de tristesse et de découragement sont réunis après la disparition du Christ, soudain une flamme céleste leur apparaît, se divise et vient se poser sur chacun d’eux.
Cette illumination individuelle, va leur conférer le don des langues et la force d’aller en terre étrangère porter la parole évangélique. La fête de la Pentecôte, cinquante jours après Pâques, célèbre cette possibilité de l’éveil individuel à l’esprit universel, tout comme le fait l’enseignement du satori, de l’éveil, en Extrême-Orient. C’est dans cette optique que Jung va citer la fameuse apostrophe du Christ à ses apôtres : « Vous êtes des dieux » (Jean, 10,34-35) ou s’intéresser au grand rêve de Scipion rapporté par Macrobe au IVe siècle, dans lequel une voix prédit à Scipion un avenir difficile mais glorieux jusqu’après la mort et termine par cette phrase : « car sache que tu es un dieu » !
Dans cette perspective que l’Inde plurimillénaire des Vedas connaissait déjà, il n’y a pas de différence de nature entre le Brahman et l’Atman, entre Dieu et l’âme, entre le Soi et le Moi. Etincelle divine elle-même, la conscience, en se transformant, degré après degré, dévoile dans un processus infini l’infini des modalités et des mondes psychiques par lequel se révèle et se voile la divinité. Dans l’obscur comme dans le lumineux.
Cette unité et cette ubiquité de l’esprit, « cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part », est donc une expérience familière aux philosophies de l’Extrême-Orient que Jung fréquentait depuis les années vingt. Cependant, la penser en termes occidentaux, dans le langage même de notre mythe chrétien fondateur, lui apparut une nécessité vitale pour assister les nombreux patients qui, comme lui, se sentaient décrocher des symboles chrétiens faute d’en saisir le sens au moyen de l’intelligence et de la réflexion, en obéissant, en somme, au vouloir du Saint-Esprit et à son logos masculin et féminin.
Ainsi, Jung en suivant Kant établit tout d’abord des limites rigoureuses et prudentes pour différencier l’archétype de ses manifestations, en particulier, nous l’avons vu, pour éviter l’inflation que déclenche la position de détenteur d’une vérité universelle. Le croyant qui pense que tous ceux qui n’adhèrent pas à sa foi, son parti politique, sa vision scientifique, sa théorie psychologique sont des païens aveugles à convertir au plus vite, est dans cet état d’inflation, pense Jung, et cela concerne, tout bien réfléchi, pas mal de monde, à commencer par nous tous lorsque nous sommes dans un moment d’intolérance.
Au-delà de Kant, Jung postulera cependant que l’expérience intérieure, par définition profondément individuelle, est le mode de connaissance le plus véridique et authentique du sacré. Il rejoint par-là les dires des poètes, des philosophes et des mystiques de toutes les époques, sans oublier les alchimistes d’Orient et d’Occident.
BIBLIOGRAPHIE
Aurigemma, Luigi (1992). Perspectives jungiennes, Paris : Albin Michel.
Cazenave, Michel (1998). La face féminine de Dieu, Paris : Noésis.
Jung, C.G. (1991). La symbolique de l’esprit. Le dogme de la Trinité, trad. Alix et Christian Gaillard, Gisèle Marie, Paris : Albin Michel.
Jung C.G. (1992). Correspondance 1906-1940, trad. Josette Rigal et Françoise Périgaut, Paris : Albin Michel.
Jung C.G. (1995). Correspondance 1955-1957, trad. Claude Maillard, Paris : Albin Michel.
Jung C.G. (2011). Le Livre Rouge, trad. Christine Maillard, Pierre Deshusses, Véronique Liard, Claude Maillard, Fabrice Malkani et Lidwine Portes, Paris : L’Iconoclaste/Les Editions du Livre Rouge.
Référence électronique
Marie-Laure Colonna, « Archétype/Image archétypique, la colère d’Ishtar », Textes et contextes [En ligne], 11 | 2016, publié le 05 décembre 2017 et consulté le 25 juillet 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=975
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